On dit d’un film ou d’un grand film qu’il retrace toujours l’histoire du cinéma, et cette affirmation vaudrait pour les sculptures d’Hélène Jousse, plus exactement pour les sculptures les plus récentes, ce qu’ on pourrait appeler sa seconde période. Ses sculptures reflètent à la fois l’histoire de la sculpture et celle du monde dans lequel nous vivons, et si sa sculpture a changé, c’est qu’elle-même a changé, comme le monde.
Car tout a commencé – de manière très classique puisque le génie ou même le talent commence par le pastiche – par des oeuvres qui manifestaient une très grande maîtrise de l’art, je veux dire de la technique même de la sculpture, ce qui à l’époque était plutôt iconoclaste puisque, Malraux l’a souligné dans ses écrits sur l’art, l’habileté et la maîtrise technique semblaient, au moins depuis Duchamp, avoir tout à la fois décliné et être passés de mode. La mode était au geste plus qu’à l’œuvre, sans même parler de l’œuvre achevée que l’on confondait parfois, dans une sorte de condamnation unanime, avec l’œuvre finie. Hélène Jousse, et cela a peut-être été sa chance, est restée dès ses premières sculptures très éloignée de ce courant qui se pensait d’avant garde : on voyait au premier coup d’œil qu’elle avait été à bonne école, et certains de ses bronzes semblaient sortis de l’atelier de Rodin. L’admiration était au rendez-vous.
Ce fut sa première période et l’on devine que la qualité de son travail était ce qui risquait aussi de la desservir – et en un sens à juste titre : pas seulement parce que, si le disciple peut se contenter d’imiter à la perfection un maître, le propre de l’héritier est de vouloir aussi détruire l’œuvre de ce maître qu’il admire et donc de rompre avec une tradition qui l’a nourri mais qui risque aussi de l’empêcher de trouver sa propre voie, comme sa propre voix, mais pour une raison plus profonde : c’est que le monde même dans lequel nous vivons à cessé de renvoyer à l’harmonie et les analyses d’Adorno sur ce point sont trop connues pour qu’il soit nécessaire d’y revenir. Portant dès cette première période apparaissaient déjà dans quelques oeuvres -telles les esquisses qui ont exprimé la picturalité et l’autonomie de la peinture à une époque qui était dominée par la recherche de la beauté, de la séduction et de l’idéalisation des grands sujets- une mise en question de cette harmonie, l’artiste pressentant sans doute la crise à venir qui allait imposer une rupture. C’est vrai, entre toutes, de ce Regard, une sculpture de 1994, où le vide est ce qui nous parle le plus, comme en musique les silences – sans même parler de John Cage- sont parfois plus important que les notes. Dans cette sculpture, un regard dont l’intensité ou la profondeur est exprimée par le vide, et cela d’autant plus que cette sculpture est tout en creux, telle un masque : béance dans l’harmonie qui est aussi une béance dans le monde lui-même. On pressent ici une sculpture d’après la blessure, ou d’après la fêlure, blessure ou fêlure du monde et du soi qui imposera une fêlure dans la sculpture même d’Hélène Jousse. Il faut donc ici suivre le Malraux des écrits sur l’art qui, dans son étude sur Goya, refuse de réduire l’œuvre à la vie, comme de séparer totalement la première de la seconde : « Les limites que pose la biographie, son enseignement négatif : « si Goya n’avait pas été malade, il n’eût pas peint les figures de la Maison du sourd », lui interdisent de faire plus que de circonscrire le génie […] La biographie d’un artiste, c’est sa biographie d’artiste, l’histoire de sa faculté transformatrice ».
Une page se tourne donc – elle aura été tournée- dans l’œuvre d’Hélène Jousse comme elle s’est tournée dans le monde et dans l’histoire de l’art. Désormais l’artiste va tenter d’exprimer la déchirure du monde, ou plus exactement, au plus près de l’événement, son déchirement. Cette métamorphose, qui ne mérite pas encore ce nom car on ne voit pas immédiatement ce qui rattache ces oeuvres nouvelles aux anciennes, est la naissance d’Hélène Jousse à la sculpture, à elle-même et à l’adversité du monde. Ses oeuvres – les corps et les visages sculptés à la frontière parfois de l’abstraction- sont suspendues, déformées, décharnées ou écorchées, difformes au plus près de l’informe sans jamais s’y perdre. Ces visages rubans à peines esquissés et comme effacés par l’usure du temps, reprise contemporaine de cet art pariétal qui est l’origine de toute création, ces corps à la limite de la disparition dont la présence est si forte, tout dans l’œuvre d’Hélène Jousse relève désormais d’une interrogation picturale proche de la métaphysique. Cette mue qu’opère la sculpture d’Hélène Jousse, cela porte un nom dans l’histoire de l’art : c’est la rupture. Une rupture sans laquelle l’artiste, quelle que soit sa maîtrise, n’accèdera jamais à soi. On devine chez Hélène Jousse le caractère douloureux de cette rupture, non seulement parce que c’est dans sa vie que cette rupture a d’abord été vécue, mais aussi parce que cette rupture vécue aura appelé -c’est cela la métamorphose- une rupture dans sa sculpture qui semble être devenue une sculpture plus douloureuse, même si, et tout l’apparent paradoxe est là, cette sculpture est plus heureuse et plus proche de la joie telle que la définit Spinoza, le passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande. Comme un adieu à l’enfance : la vie n’est plus ce fleuve de lait et ces rochers de chocolats que le philosophe évoquait dans « Cocagne », et la sculpture n’est plus – ne pouvait plus être- une célébration de l’art classique ou romantique. C’est ce double déchirement qui caractérise la sculpture d’Hélène Jousse lorsqu’elle cesse de vouloir exprimer la beauté du monde et tente d’en saisir le déchirement. Un adieu et une entrée dans l’art contemporain. Il faudrait évoquer chacune des oeuvres de cette seconde période de l’artiste pour montrer concrètement cet arrachement à l’harmonie, et sa violence. Mais ce tournant esthétique est plus complexe qu’on ne l’imagine, et très différent de ce qu’on rencontre chez nombre d’artistes : c’est qu’il s’agit moins d’un tournant que d’une métamorphose. Car si Hélène Jousse a rompu avec un style qui risquait de faire d’elle l’éternelle disciple des grands maîtres – et peut-être d’abord de Rodin-, cette rupture n’a pas effacé la trace que cette admiration première, si essentielle dans la formation de l’artiste, a laissée. C’est cette trace que l’on retrouve dans ses sculptures -des sculptures contemporaines – aussi bien dans la présence du métier, à l’opposé de l’à peu près que l’on rencontre parfois, que dans une sérénité et une harmonie bien différente de l’harmonie initiale. C’est qu’il s’agit alors d’une harmonie d’après la crise, d’un ordre qui n’exclut pas le désordre mais le fait sien, ce que Malraux nommait, à propos du dernier Picasso, l’ordre de la distorsion.
Ce sont des propos de philosophe qui n’entrent pas dans le détail des oeuvres. Mais peut-être est-il préférable de n’en rien dire, et de ne rien savoir de ces oeuvres : elles parlent d’elles-mêmes, et l’émotion est là sans la médiation toujours suspecte des mots. Elles nous parlent par leur épaisseur temporelle et en même temps par cette innocence qu’elles ont su retrouver, une innocence que toutes les nuances du blanc expriment, dans leur jeu avec la lumière. Non pas une sculpture d’après le désastre, car la cendre est absente de l’œuvre d’Hélène Jousse, mais une sculpture d’après la crise. Le blanc, c’est la mort mais aussi la naissance et l’infini, et donc la métamorphose. Ses sculptures, pour la plupart, ne sont plus en bronze mais en plâtre : deux âges de la sculptures, deux rapports aussi au temps et au destin. Si le bronze évoquait, comme le marbre, quelque illusoire éternité ou immortalité,.le plâtre avec ses creux et ses crevasses, avec l’empreinte des mains et des doigts de l’artiste, l’empreinte des mains au travail, comme si celui-ci avait été interrompu par quelque catastrophe comme dans certains « moulages » si émouvants de Pompéi, ce plâtre qui semble saisi par le temps exprime le caractère aléatoire et la précarité de toute création contemporaine. Ce choix du plâtre, plus humble que le bronze ou le marbre, d’un plâtre presque brut et qui pourrait du reste être rendu pas des matériaux plus contemporains comme l’acrylique, permet à Hélène Jousse de dire la beauté du monde et de la sculpture tout en soulignant la fragilité de celle-ci.
Jean-Pierre Zarader, 4 Novembre 2016